Les jardins moghols ravissent nos yeux : les jeux des jets d’eau alignés, au milieu de bassins carrés ou rectangulaires, font des clapotis ; les cascades en terrasse rafraichissent l’air ; les bassins où les enfants nagent, sautent, s’éclaboussent, me rappellent les plaisirs de mon enfance ; ces réservoirs où les oiseaux viennent se baigner et boire pour oublier la chaleur tenace ; les chutes d’eau bruissent et provoquent des cascades assourdissantes ; les pavillons de marbre, construits dans le plus grand raffinement moghol, édifiés pour le repos du corps et de l’âme des rois et reines moghols, dont les plafonds font penser à des tissus de cachemire, représentant des bouquets de fleurs, des jarres d’attar, des feuilles entrelacées, d’une finesse époustouflante, des arabesques… un décor féérique des mille une nuit ! Les jardins dessinés au cordeau, où des dahlias oranges ou jaunes, rivalisent avec les rosiers roses, les magnolias aux fleurs blanches, les palmiers, les pins géants.
Et comme disait le Soufi mystique Sheikh Nooruddin Noorani : « Si je visite cet endroit maintenant, je ne serais pas autorisé à visiter le paradis plus tard ». Et bien tant pis pour le paradis !!! je préfère en profiter maintenant !!!
Et puis les enfants endimanchés se glissent le long des murs, sous les cascades et chutes d’eau, sans se mouiller ; ils restent là assis, à mirer le monde et leurs parents, à travers cette eau protectrice et bruyante, qui change le regard, le rend perméable et trouble ; puis ils traversent ce rideau d’eau, s’éclaboussent et se trempent entièrement, rieurs et heureux de leur jeux. Je suis restée là un bon moment à me demander quel était le sens de la vie. Les éclats de rire et les éclaboussures d’eau m’ont ramené au bonheur du moment, de l’ici et du maintenant.
Les jardins sont aussi le lieu privilégié des amoureux qui se donnent des rendez-vous, hors du temps, viennent se retrouver, se tiennent la main et projettent leur amour dans le futur. D’autres viennent pique-niquer et passer le dimanche en famille, à l’ombre des arbres, à regarder le lac Dal.
Je regrette seulement, de ne pas avoir pris plus de temps, pour visiter la vieille ville médiévale de Srinagar, le long de la rivière Jhelum ; de n’avoir pu profiter et n’avoir pu arpenter les vieux ponts en bois couverts (kadal) ou non d’échoppes comme le Ponte Vecchio à Florence ; de m’être glissée le long des maisons en bois colorées, de cinq étages, en restauration, dont les fenêtres bow-window, sont en avancée et protègent du regard ; de n’avoir pu visiter cette Venise et ses canaux ; de n’avoir pas pu parcourir les rues étroites où madrasas, temples hindous se côtoient et n’avoir pu flâner dans les souks, pour humer les odeurs d’épices, d’amandes ou de safran. Cette ville fondée par Ashoka, a été et est toujours, à la fois, hindouiste, bouddhiste, sikh et musulmane. Elle reflète la tolérance religieuse marquée de l’empreinte pacifique et culturelle du soufisme. Comme Venise, elle est sous l’invocation de l’eau : la rivière le Jhelum, les lacs Dal et Nagin reliés par des canaux.
La paix régnait et je m’y contemplais, comme dans le miroir du bonheur, de la saveur du Cachemire, de la douceur du monde, se reflétant ici et maintenant avec moi.
J’ai adoré aussi la fougue des fleuves qui parcourent le Cachemire : la Jhelum et le Suru. C’est toute la sauvagerie de ce pays qui s’exprime. Et parfois sa cruauté, quand les fleuves débordent, et dégueulent leurs eaux sur la ville de Srinagar, suite aux pluies et inondations, dues à la mousson, comme en ce moment où je rédige ce texte.
Je pleure mes amis, je pleure cette ville, ses hommes, ses femmes et ses enfants, qui y vivent. Ils souffrent à nouveau, aujourd’hui, non pas de la guerre, mais des eaux violentes qui engloutissent tout sur leur passage. Srinagar est devenue son ombre et s’est perdue dans les eaux que j’invoque. Srinagar vient de vivre le désastre, la mort, la putréfaction et la solitude de celui, qui est assommé, esseulé et coule dans les eaux profondes du malheur. Elle est submergée d’eau, immergée par les crues des fleuves et des pluies de la mousson. C’est la dévastation et la mort qui rôdent en elle.
Srinagar se sent seule, abandonnée à son triste sort. Les aides ont du mal à l’atteindre. La population se débrouille comme elle peut. Elle survit et se fait douleur.
Srinagar ressuscite grâce à la solidarité des cachemiris entre eux. Le malheur a créé un regain de sentiment de fierté nationale, un resserrement des liens entre cachemiris ; une éthique de pureté religieuse et d’entraide.
Je prie pour elle et ceux avec qui j’ai partagé des moments de douceur. Je prie pour ceux que j’aime. Je prie pour que Srinagar recouvre son âme des beaux-jours, sa nature calme et douce, ses eaux pures, ses jardins odorants et ses beautés vantées de par le monde.
Il lui faudra du temps, pour apaiser la colère, la furie des eaux et oublier ses blessures. Je ne peux effacer de mon esprit le repos que cette ville m’a apporté, donné. Je me sens redevable envers ses habitants et sa nature offerte au monde. C’est une petite France qui saigne et se meurt. Mais qui renaîtra !
Ce livre est dédié, en ces temps difficiles, à cette ville Srinagar, sa nature et ses habitants.
Que Dieu soit grand et indulgent ! Que Dieu aide les habitants de Srinagar à retrouver paix, bonheur et prospérité ! Inch Allah comme disent les cachemiris !!
Paris, le 4 octobre 2014
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