Parfois le lac Dal est nettoyé, par d’étranges machines, sorties d’on ne sait où, stagnant sur le lac, comme d’anciens bateaux à roues à aubes. Elles brassent l’eau du lac, raclent le fond et arrachent les herbes grasses et les racines des lotus. Ce spectacle est étrange mais surement nécessaire. On se croirait transporté sur le Mississippi !! Mais il n’en est rien. La réalité revient basique. Les herbes seront essouchées puis mangées par les vaches. Rien ne se perd ! Tout se recycle !
On pourrait comparer ce lieu à la Suisse indienne, par sa verdure, ses chalets en bois le long du rivage et son calme flegmatique voire olympien. Mais quelque chose vous dit que ce n’est pas la Suisse.
On a du mal à imaginer que cette région du monde a été le théâtre d’une guerre civile et d’une guerre fratricide, entre hindous et musulmans, où se sont déchainés les intérêts divergents de l’Inde et du Pakistan pendant des années, tellement ce site inspire au calme, à la paix, au bonheur de se ressourcer, à la beauté et à la sérénité. La guerre est bien là, de part la présence de l’armée indienne d’occupation, dans la ville même, aux postes clefs et aux bunkers, entourés de sacs de sable, partout dans la ville, surnommée « Sandbag city ». On peut apprécier le nombre de kilomètres de barbelés qui sillonnent la ville et ses bâtiments officiels ; les patrouilles, armes au point, qui arpentent ses rues ; les check-points à chaque carrefour ; les contrôles, peu amènes, effectués dans les voitures…. Cela rend la ville paisible, irréelle comme anesthésiée. Mais cette paix sonne faux, même si elle est bien présente voire oppressante.
Seules les grèves et fermetures de magasins montrent que la lutte pour l’indépendance est toujours là, bien ancrée. Moyen de protestation pacifique du peuple cachemiri. La guerre se faufile dans et hors de la ville. Elle est bien là, habillée en fille pacifiste.
Je ne peux oublier ces jours à Srinagar, qui sont le reflet du calme apparent, avant ou après les batailles, qui ont parcourues cette région du monde. Déjà la légende veut que la vallée du Cachemire ait été terrorisée par un démon nommé « Jalodbhava » dit le cruel, qui se cachait dans les eaux profondes du lac. Un sage nommé Rishi Kashyap implora les Dieux Brahma, Vishnu et Shiva pour délivrer les habitants de cette créature. Les Dieux ouvrirent alors une gorge dans les montagnes et le lac se vida. Le démon, exposé à l’air libre, fut décapité par Vishnu. Puis au 16e siècle le Cachemire est un lieu d’invasions et de mélange de cultures. Les hordes d’Asie centrale ; l’occupation par les Moghols ; les pillages des Afghans ; la brutalité des Sikhs ; les guerres après le partage en 1947 avec la promesse d’un référendum sur l’indépendance, qui n’a jamais eu lieu ; l’extorsion et même l’abandon et la fuite des Britanniques ; les guerres civiles qui ont suivies et ont meurtries ce peuple et cette vallée. Guerres civiles fomentées par les pakistanais et les afghans, menées par des djihadistes cachemiris, qui ont fait des milliers de morts, pour récupérer cette terre, dont la population est à majorité musulmane, et qui détient les plus grands fleuves de la région. Surtout, elles ont entrainé un nettoyage ethnique en 1990 : les hindous ont vidé les lieux du quartier Soomyar de Srinagar – encore aujourd’hui le quartier est vide et les maisons sont délabrées. En 10 ans plus de 25 à 80 000 personnes sont mortes du conflit et de cette guerre civile larvée.
Le calme apparent se fait le jeu de Srinagar. Il permet d’entrapercevoir la soumission factice des cachemiris et leur aspiration à une vie meilleure. L’indépendance fait partie d’eux. Elle les caractérise. La solitude et la patience aussi, nécessaires à l’élaboration des merveilleux tapis, des châles en laine de pashmina et des boites peintes en papier mâché. La culture aussi est une des caractéristiques du cachemiri avec le sens développé du commerce : son pays a été le carrefour des cultures et est marqué par les influences de la Perse, de l’Asie centrale et des Moghols. Les motifs sur les murs des mosquées, la finesse des décors des jardins moghols avec les jets d’eaux et les cascades, la littérature en sont fortement inspirés et imprégnés.
Comme il est bon de retourner retrouver la protection du lac. Il suffit de regarder ou d’assister à un coucher du soleil, sur un shikara, pour oublier toutes les misères du monde, les terreurs, les aigreurs, les intolérances qui peuvent ressurgir à tout moment.
Se laisser couler et glisser dans cet autre monde, l’envers du miroir rassurant, fait de poissons, de plaisirs et de joies, n’est qu’une des réjouissances de Srinagar et de ses alentours.
Je repense aux balades en Shikara et aux délicieuses myriades de fleurs, d’oiseaux ; au bruit du narguilé fumé par mon pousseur de gondoles ; aux silences des pêcheurs, le long des berges du lac, qui le soir, se pressaient pour taquiner le goujon et assurer le dîner. La pêche est un sport national à Srinagar! Tout bon cachemiri passe sa soirée là avec ses amis dans le calme !
Je rêve déjà de revenir ici en hiver pour découvrir Srinagar, sous la neige, et au printemps avec les jardins en fleurs, roses et champs de tulipes tapissant le sol, pour imiter les éclats des dessins des châles cachemiris.
J’ai vraiment été prise, par surprise, à me délecter, comme une bonne épicurienne, que je suis parfois, de cette ville qui n’a fait que me ravir. J’y ai trouvé toute la délicatesse persane et le raffinement des Moghols et les beautés, qu’ils ont su créer, dans ce monde. La culture moghole, leurs savoirs scientifiques, leur délicatesse envers la vie, est bien là et se joint ici, pour le meilleur.
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